Le dinosaure dans la pièce
En 2012, pour son livre Créatures fantastiques et monstres au cinéma, le réalisateur John Landis interrogeait le grand Ray Harryhausen sur les monstres qui ont fait sa carrière. Pour ce qui devait être une de ses dernières interviews, le pionnier des effets spéciaux s'était notamment exprimé sur les dinosaures de sa filmographie. A ses yeux, avant même la qualité des effets spéciaux et le réalisme des animaux, l'ingrédient essentiel à un bon film de dinosaure était simple : les faire côtoyer des humains. L'effet dramatique né de la rencontre de notre espèce avec des créatures du passé justifiait à lui seul de les faire renaitre à l'écran, le reste ne servait qu'à faire plaisir aux paléontologues.
Pourtant, lorsqu'il s'agit d'analyser Jurassic Park, les exégètes traiteront de la "métaphore du cinéma", du "pamphlet prométhéen sur les dangers de la science", voire de la "parabole sur la parentalité" mais, peu s'attarderont sur ce qui nous a conduit à regarder ces films la première fois : les dinosaures.
La méthode Crichton
L'écriture de Jurassic Park par Michael Crichton fut lente et tortueuse, s'étalant sur près d'une décennie et changeant à plusieurs reprises de fil conducteur. Selon l'auteur, l'une de ses intentions était d'explorer la fascination des enfants pour les dinosaures. En préparant la naissance de sa fille aînée Crichton s'était mis spontanément à acheter des dinosaures en peluche ou comme éléments de décoration, parce que "tous les enfants aiment les dinosaures".
Il avait alors ressorti de ses tiroirs un vieux projet de scénario sur la résurrection des dinosaures, et avait écrit une première version de Jurassic Park qui adoptait le point de vue d'un jeune visiteur assistant à la déchéance du parc.
Selon Crichton, ses lecteurs-tests de l'époque ont rejeté son manuscrit parce qu'ils ne voulaient pas suivre cette histoire à travers les yeux d'un enfant. Quitte à lire un thriller avec des dinosaures ramenés à la vie, ils voulaient s'y confronter sans que leur suspension d'incrédulité soit mise à mal par un gosse qui se liait d'affection avec un pterodactyle.
L'auteur va pourtant changer radicalement de vision. La critique de la méthode scientifique, sujet récurrent chez Crichton, prend définitivement le pas sur l'envie d'explorer le rapport à la figure du dinosaure. Leur création devient alors uniquement le fruit d'un hubris qu'il faut sanctionner. Faisant office de bras vengeur du Chaos envers les humains qui ont prétendu les contrôler, les animaux ressuscités sont dépeints comme une menace permanente et violente, et ressentis comme tels par les personnages. Malcolm répète en permanence qu'ils sont laids, Grant prend ses distances en affirmant qu'il ne sait rien sur eux (donc que ce ne sont pas les dinosaures qu'il a étudié toute sa vie) et, dans les derniers chapitres du livre, alors que la chute du parc est actée, l'un des personnages annonce que l'équilibre se rétablit, en voyant sur les écrans de surveillance une succession de scènes de violences entre dinosaures.
Le second livre nuance cette vision. Cette fois les dinosaures sont chez eux, ils n'ont pas de clôtures à renverser et les humains intrus assistent à quelques scènes de vie qui leur tirent un peu d'émotion.
Le Monde Perdu fait porter par les seuls velociraptors la violence gratuite qui était l'apanage de tous les dinosaures du premier livre. Là encore Crichton utilise cette violence pour véhiculer l'un des messages qui sous-tend ce second opus à travers le discours de Ian Malcolm : l'extinction d'une espèce peut se produire à cause de son comportement, comportement qui dépend des règles et des structures établies ou non par les générations précédentes. Cependant, comme beaucoup des prises de position de Malcolm dans le second livre, cette vision est battue en brèche par une découverte à la fin du livre : si les dinosaures d'Isla Sorna sont en train de s'éteindre c'est parce qu'ils sont malades, contaminés de longue date par la nourriture qui leur était donnée lorsqu'ils étaient encore en captivité.
Chez Crichton tout est calibré, prévu, maitrisé. Les dinosaures comme les personnages sont utilisés pour porter un propos qui précède et prévaut sur le reste.
Jurassic Park :
S'il est un élément qui caractérise la différence de vision entre Crichton et Spielberg, c'est le personnage de John Hammond et plus précisément l'intention avec laquelle il a recréé les dinosaures. Le Hammond de Spielberg veut réaliser un rêve de gosse et, si ça reste une très mauvaise idée dans l'absolu, ses intentions sont sincères et désintéressées. Dès lors, on ne va pas chercher à le punir mais à le comprendre, et c'est toute la première trilogie de films qui va se retrouver investie de cette mission psychanalytique.
"Ce que John Hammond et InGen ont fait à Jurassic Park, c'est créer des monstres de parc d'attraction génétiquement modifiés, rien de plus et rien de moins. Les vrais dinosaures se trouvent dans la roche."
Cette sortie d'Alan Grant dans Jurassic Park 3 est de celles dont les implications auront le plus de répercussion sur la franchise.
Dans l'absolu, il est impossible de le contredire; les créatures d'InGen ne sont pas, génétiquement, de vrais dinosaures. Sur un plan plus symbolique en revanche, la construction scénaristique de Jurassic Park fait coïncider le moment où les pensionnaires de Jurassic Park s'échappent de leurs enclos avec celui où l'on constate qu'ils ont outrepassé leurs tares génétiques artificielles, pour devenir de vrais dinosaures qui se reproduisent.
Une fois démonstration faite de la mise en garde de Malcolm, il n'y a plus lieu de ramener les animaux des films à leur origine artificielle pour leur refuser leur nature de dinosaures.
De fait, Le Monde Perdu n'y fait pas allusion. En optant pour une approche de safari documentaire pour montrer des dinosaures dans un environnement naturel qui est devenu le leur, il fait le choix tacite de les considérer comme des vrais en leur confrontant deux archétypes notables de personnages : le chasseur et la paléontologue. Le premier, en voulant se mesurer "au plus grand prédateur que la Terre ait porté" trouve une amère leçon d'humilité teintée d'ironie en se trompant de cible : il capturera un gigantesque papa poule, pendant que son équipe se fera décimer par les vrais prédateurs ultimes qu'il n'aura pas l'occasion d'affronter.
La seconde, tel un Thomas Pesquet regardant vers Mars et au-delà depuis le hublot de sa station spatiale étriquée, avoue sa frustration de se heurter à des limites jusque là immuables dans l'accomplissement de sa passion. "J'en ai marre de gratter pour trouver des pierres et des os, de faire des hypothèses et des déductions [...] j'en ai marre." Sarah Harding assume d'être venue sur Isla Sorna pour combler le manque de dinosaures que son métier de paléontologue ne parvenait pas à combler.
On en revient donc à Jurassic Park 3 et à la phrase de Grant qui semble catégorique. Pourtant, de la même manière qu'on ne saurait considérer ses idées préconçues sur les enfants au début de Jurassic Park comme un axiome immuable de la saga, ce que Grant dit des raptors au début de Jurassic Park 3 ne reflète que son avis à ce moment là. Dans la suite du film il abandonnera progressivement son refus de considérer les animaux de Sorna comme des dinosaures, et renouera le contact avec les raptors vivants en utilisant un artefact issu d'un fossile, achevant de reconnaitre que ce sont les mêmes dinosaures. Au delà du cas personnel de Grant, le métrage de Joe Johnson adresse (maladroitement certes) par son intermédiaire la reconnaissance définitive des dinosaures en tant que tels.
Pourtant, à partir de Jurassic World, chaque nouveau film va s'efforcer de rappeler que les créatures que l'on voit à l'écran ne sont surtout pas des dinosaures, pour ne pas avoir à se questionner sur ce qu'ils représentent.
Jurassic World : cachez ce dinosaure ...
Le concept même de Jurassic World a de quoi surprendre : relancer une franchise de films de dinosaures en actant que les dinosaures n'intéressent plus le public et qu'il faut les remplacer par autre chose. Il fallait oser. Jamais réellement assumé à l'écran, ce principe sous-tend pourtant tous les aspects de la trilogie World et de ses dérivés.
Jurassic World nous explique que le public se lasse mais nous montre l'inverse : le parc est plein à craquer et dans chaque attraction les visiteurs sont enthousiastes face à ce qu'ils voient. Comme si tenter d'illustrer cette idée aurait suffit à l'invalider. Même le personnage d'adolescent, sensé personnifier cette lassitude, s'éclate devant le show du mosasaure et veut voir le T.rex. Il n'en détourne le regard que pour répondre au téléphone, que le scénario choisit de faire sonner à ce moment précis, mais c'est pourtant cette image qui sera ressassée pendant toute la promo pour justifier le postulat du film.
Les hybrides en sont la face la plus visible. Introduit dans Jurassic World, l'Indominus rex devait être unique pour marquer sa singularité. L'opposition entre cette chimère synthétique et les dinosaures organiques (pour reprendre les termes du réalisateur) était cruciale, au point de retirer toute mention à un autre hybride initialement prévu au scenario. Le monstre était la cible à abattre, l'erreur à réparer, et les dinosaures devenaient, de fait, la norme à rétablir. Intéressant.
Pourtant le film suivant mettait à bas cette lecture des événements, en consacrant de nouveau la moitié de son scenario à un autre hybride. Dès lors le doute était permis sur l'intention réelle qui se cachait derrière leur introduction dans la saga, d'autant que la série Camp Cretaceous allait elle aussi consacrer sa saison 3 à une de ces chimères.
Si l'on met cette idée en perspective avec d'autres choix scénaristiques de la trilogie World on constate que celle-ci fait tout pour ne pas aborder les dinosaures en tant que tels. On les apprivoise, on privilégie l'individu ("Blue", "Rexie" ...) plutôt que la figure du dinosaure, on revendique une prise de distance par rapport aux avancées de la recherche paléontologique. On brise aussi une convention tacite de la première trilogie : celle de ne pas blesser physiquement les dinosaures (à l'exception notable d'un raptor empalé dans Le Monde Perdu), au point que l'armée américaine ait posé comme condition, à son support logistique pour la scène finale de Jurassic Park 3, de ne pas être montrée tirant sur des dinosaures comme le prévoyait l'un des scénarios. Dès Jurassic World on tire à la gatling sur l'Indominus au prétexte qu'il n'est pas un vrai dinosaure, une précaution qu'on ne prend plus quelques années plus tard dans Dominion où les dinosaures sont étranglés, frappés, poignardés, électrocutés, renversés par une voiture, jetés d'un avion ... La liste est longue et l'enchainement des séquences malaisant mais l'évidence est là.
Le contexte et la caractérisation des personnages vont également opérer une distanciation par rapport à la réalité. Il y a dans le monde de Jurassic World des technologies qui n'existent pas dans le nôtre, et certains lieux réels sont totalement réinterprétés à la sauce fantasy, tel l'ineffable marché clandestin à Malte dans Dominion, plus proche de Mos Eisley que de La Valette.
Alors que les premiers films s'attachaient à nous faire partager tant que possible l'expérience émotionnelle que traversaient les protagonistes dans leurs rencontre avec les dinosaures, World préfère mettre en scène des icônes intouchables qui nous rappellent à notre place de simples spectateurs. Comme le panel de lecteurs de Crichton on est en droit de vouloir des protagonistes plus proches de nous pour apprécier pleinement l'expérience, d'autant qu'il est sans doute plus facile de s'identifier émotionnellement à un enfant qu'à Owen Grady.
Par ces artifices Jurassic World bascule dans la science-fantasy, il rend les dinosaures moins réels, pour en faire, au mieux, des monstres à l'écran. Au pire cela contribuera à les discréditer dans la réalité. On manque encore de recul pour évaluer ce dernier point mais il trouve un certain écho dans une phrase prononcée par le personnage de Claire dans Fallen Kingdom, elle explique qu'avant d'en voir un vivant les dinosaures étaient pour elle une sorte de mythe auquel elle n'avait jamais vraiment cru.
"Les dinosaures nous en apprennent sur nous-mêmes" ce pourrait être le titre de cette page, mais étrangement dans le lore de la trilogie World, c'est le leitmotiv du méchant Lewis Dodgson. Tout un symbole.
L'angle méta
On l'a évoqué en introduction, Jurassic Park acceptait plusieurs niveaux de lecture, plusieurs axes d'interprétation. L'un d'entre eux et non le moindre était une réflexion sur le cinéma : Jurassic Park est un film qui parle de lui-même et de la manière dont il a été fait. D'autres formuleront tout cela mieux que nous, mais les parallèles sont évidents entre le film et le parc qu'il mettait en scène, entre Spielberg et Hammond, entre les effets spéciaux novateurs de Spaz, Tippett et Winston d'une part et les dinosaures de Wu d'autre part.
Ce sont ces derniers qui nous intéressent, et force est de constater que l'analogie fonctionnait. La réaction que suscitaient les animatroniques et les CGI du film pour les spectateurs était identique à celle provoquée par la rencontre d'un brachiosaure pour les personnages. Et nous mêmes, écarquillant les yeux face à l'écran on ne sait plus très bien si l'on était subjugué par la prouesse des effets spéciaux, ou par la compréhension inconsciente que nous étions face à ce qu'il nous serait donné de plus proche de voir des dinosaures vivants.
Les dinosaures étaient les candidats idéaux pour cette révolution visuelle car issus d'un héritage commun, chacun pouvait mesurer le miracle que cela représentait de les voir prendre vie à l'écran. Une puissance émotionnelle qui n'aurait pas été atteinte avec des animaux contemporains reproduits en CGI ou des créatures imaginaires.
On touche ici à la notion de "sublime" au sens que lui donnait le philosophe Burke : le sentiment né de la contemplation de ce qui nous dépasse et peut nous détruire. Un orage, un paysage de montagne, un ciel étoilé ... des paysages ou des phénomènes naturels si vastes, puissants ou impressionnants qu'ils inspirent à la fois admiration et crainte, une expérience esthétique qui s'approche du vertige.
Au XIXème siècle, cette idée donnera naissance au courant artistique American Sublime qui exhalte la grandeur et la puissance des paysages américains, où la présence humaine est réduite à un détail. Une iconographie que l'on retrouve dans Jurassic Park, dans les paysages écrasants des montagnes volcaniques mais aussi dans la manière de filmer certains dinosaures : le brachiosaure qui obstrue l'écran tel une montage ou le tyrannosaure qui se dévoile à la lumière des éclairs d'un orage.
Les dinosaures, un deuil impossible
Depuis les premières lignes de cette page on ne fait que constater la même chose à chaque paragraphe. A l'image d'Alan Grant au début de Jurassic Park 3 les dinosaures nous attirent autant que nous les repoussons. Que ce soit en les ignorant comme l'éléphant dans la pièce lorsqu'on analyse les films, en les remplaçant par autre chose que l'on peut pourchasser et tuer sans remord, en leur retirant leur nature de vrais dinosaures, en les individualisant pour pouvoir reproduire avec eux des interactions que l'on maitrise et qui nous rassurent ... nous évitons de nous confronter à eux, à ce qu'ils représentent pour nous.
Après une première trilogie passée à comprendre ce qu'ils représentent, la seconde tente de se débarasser des dinosaures, de leur refuser toute symbolique et toute signification.
Après Jurassic World, Colin Trevorrow a régulièrement affirmé son envie de se rapprocher des thématiques de Crichton, de revenir au "techno-thriller". Il le fera pleinement dans Dominion, reléguant les dinosaures au rang de faire-valoir d'une sombre histoire d'OGM sur fond de contrôle de la production mondiale de blé, de la même manière que l'auteur chicagoan les utilisait pour porter un discours autre.
Mais avant d'en arriver là, il aura touché du doigt dans Fallen Kingdom quelque chose de plus profond.
En intégrant le personnage de Maisie dans le second film de sa trilogie, Trevorrow élargissait le spectre des manipulations génétiques pour en évoquer d'autres dérives. Il choisissait d'illustrer cela avec le clonage humain, à travers un personnage de père qui tentait de se convaincre qu'il avait ramené à la vie sa fille disparue. Le parallèle avec le passif de la saga était évident, mais Trevorrow choisissait de le souligner en forçant les rapprochements entre la petite fille et les dinosaures, passant à côté du fait que la véritable similitude se trouvait au niveau des intentions de leurs créateurs : retrouver ceux qui leur manquait.
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Le cargo SS Venture qui ramène le T-rex á San Diego est une référence au bateau qui ramenait King Kong à New York.