Les influences de Crichton

Page créée le 25-05-2021 - Mise à jour le 02-10-2023

Le cratère de Ley, sur la face cachée de la Lune est nommé en l'honneur de l'écrivain scientifique Willy Ley.

Le vulgarisateur

Né en Allemagne au début du vingtième siècle, le jeune Willy étudia la zoologie, la paléontologie et la physique mais son sujet de prédilection était l'astronomie. A vingt-et-un ans il publiait son premier ouvrage Le voyage dans l'espace et abandonnait une carrière de chercheur pour se lancer dans la vulgarisation scientifique. Il fonda une association de passionnés de fusées, écrivit plusieurs livres et articles qui contribuèrent à populariser en Allemagne la possibilité de vols spatiaux, et fut consultant scientifique sur le film muet La Femme dans la Lune réalisé par Fritz Lang.

Fuyant la montée du nazisme,  Ley poursuivit sa vocation aux Etats-Unis après avoir réalisé que, pour les américains de l'époque, les fusées n'étaient que de la science-fiction. Il se mit à écrire en anglais et vendit du rêve à ses nouveaux compatriotes, ainsi que la promesse que ce rêve était réalisable. Ses talents de vulgarisateur mettaient à portée de ses lecteurs des concepts d'astrophysique et d'ingénierie spatiale, leur faisant prendre conscience de leur concrétude. A travers ses écrits et ses interventions de consultants pour des séries télévisées ou des fabricants de jouets il contribua à inceptionner dans l'opinion publique américaine le terreau de ce qui deviendrait plus tard la conquête spatiale. Hélas, comme de nombreuses figures de héros, Willy Ley ne profita pas de l'aboutissement de ce qu'il avait contribué à créer : au terme d'une carrière prolifique il rejoignit les étoiles quelques semaines seulement avant que Neil Armstrong ne pose le pied sur la Lune.

Entre-temps Ley n'avait pas oublié ses autres passions de jeunesse, publiant en plus de ses ouvrages astronomiques restés à la postérité quelques livres d'histoire naturelle, de cryptozoologie et de paléontologie. Parmi ceux-ci, un titre étrangement évocateur pour le lecteur contemporain : Dragons in Amber (Des dragons dans l'ambre)

 

Le collectionneur

George Poinar Jr est né en 1936 dans l'état de Washington et il est aussi un écrivain, doublé d'un scientifique. Quand il était petit sa maman lui lisait des passages de Dragons in Amber de Willy Ley. L'ouvrage est de ceux qui façonnent un imaginaire ou une vocation. Usant d'une simplicité accessible aux profanes, ponctué d'anecdotes, Ley y parle de fossiles, d'espèces qui n'ont pas su s'adapter et d'autres qui y sont parvenu contre toute attente. Il raconte des histoire de chameaux et de pandas, de gingkos et de la reconquête de l'ile de Krakatoa par sa faune et sa flore après une éruption volcanique.

Au final, l'ambre mentionnée dans le titre ne fait l'objet que d'un seul chapitre, le premier, qui retrace la fascination qu'elle exerce sur l'humanité depuis la Grèce antique, évoquée dans l'Odyssée, connue pour ses propriétés électrostatiques et dont les fragments contenant un insecte s'échangeaient contre des esclaves ou des cargaisons d'armes. Surtout, la couverture du livre, un charançon fossilisé dans un bloc d'ambre, a marqué à vie le jeune George Poinar qui écoutait ces histoires en s'endormant.

Il faudra attendre quelques années pour que ce souvenir fondateur revienne prendre une place prépondérante dans la vie de Poinar et, à terme, dans la notre. A l'heure de se choisir un métier, George s'était pris de passion pour les oiseaux. Après un bref stage en ornithologie il se réorientait vers la botanique, plus prometteuse en terme de débouchés avant de devenir, par la force du chaos, un spécialiste des nématodes parasites d'insectes; des vers microscopiques. Pour ses recherches il parcourut le monde, du Danemark à l'Australie, de Leningrad jusqu'en Afrique, rapportant en souvenirs les morceaux d'ambre trouvés ça et là.

De retour d'Afrique et en attendant un prochain périple il entreprit de débiter sa collection en fines lamelles pour voir ce qu'il pouvait tirer des insectes qui y étaient emprisonnés. L'occasion de souffler un peu et de travailler sur un projet commun avec son épouse, Roberta Hess, spécialiste de la microscopie électronique à Berkeley. Et c'est ainsi, en observant les entrailles d'une mouche libérée de sa gangue d'ambre de la baltique, que Roberta et George firent une découverte qui allait les rendre célèbres par procuration : des cellules datée de 40 millions d'années partiellement conservées, membrane, noyau et mitochondries. Ils en tirèrent une publication qui eut les honneurs de la prestigieuse revue Science en 1982.

 

L'aventurier

Cette année là Charles Pellegrino termine sa thèse à l'université de Wellington en Nouvelle Zélande. Ce new-yorkais d'origine a développé dès son jeune âge un goût pour les sciences et l'aventure en participant à des camps d'été. Devenu adulte, celui qui se considérera plus tard comme un écrivain-scientifique-aventurier est parti à l'autre bout du monde pour terminer ses études et lancer sa carrière scientifique.

Du moins l'espère-t-il car le collège de relecteurs de sa thèse n'est pas convaincu par son travail. Le pavé de quelques centaines de pages qu'il a rédigé à propos de l'influence de la pression sous-marine sur le comportement migratoire de certains crabes de Nouvelle Zélande est considéré d'une qualité insuffisante pour valoir à son auteur le titre de docteur. Mais Pellegrino est persuadé qu'on lui fait payer certaines idées un peu trop novatrices, en particulier d'avoir très sérieusement déduit de ses recherches sur les crabes néo-zélandais que la vie était présente sous la surface des lunes glacées de Saturne et de Jupiter. L'homme n'en démord pas, il demande une enquête interne à l'université (qui confirmera le verdict des relecteurs) et en désespoir de cause fait appel à la reine d'Angleterre qui, par l'intermédiaire du Gouverneur-Général de Nouvelle Zélande, le déboutera définitivement.

Pellegrino rentre aux Etats-Unis sans doctorat mais avec une première controverse à son actif, cela deviendra une habitude. Se prenant consécutivement de passion pour la paléobiologie, l'Atlantide, le Titanic, l'archéologie biblique, le bombardement d'Hiroshima (entre autres sujets) il se lancera dans des expéditions de terrain qu'il retranscrira dans des essais publiés ou en vidéo. A la fin des années 90 il devient un proche de James Cameron dans sa période Titanic, avec lequel il co-réalisera par la suite plusieurs documentaires. Pellegrino se fait régulièrement épingler pour son manque de méthode scientifique et de vérification de ce qu'il présente comme des faits. En 2010, son livre Dernier Train Pour Hiroshima est retiré de la vente suite à la mise en évidence d'informations erronées. Pellegrino clame avoir été dupé par les témoins qu'il a interrogé mais certains éléments permettent d'en douter. Il ressortira son livre en 2015 sous un autre titre et chez un autre éditeur, après avoir réécrit les passages les plus controversés.

Sa prédisposition à la polémique n'aura pas épargné ses travaux de paléobiologie. Au début de sa carrière, après une visite dans une mine d'ambre du New Jersey, Pellegrino avait entrepris de décrire dans un article comment il était techniquement possible de recréer des dinosaures. Tout y était : les moustiques dans l'ambre, le clonage à partir du sang extrait, les grenouilles pour combler la dégradation des séquences. Excessivement optimiste et manquant de bases étayées (malgré une citation bibliographique de l'article de George Poinar paru dans Science), la publication proposée au magazine du Smithsonian fut retoquée par les reviewers, parmi lesquels siégeait ... George Poinar. Pellegrino détaillera finalement sa recette pour recréer des dinosaures dans son livre Time Gate : Hurtling Backward Through History et dans un article de la revue de vulgarisation Omni, moins pointilleuse sur la méthode scientifique.

Avec une tendance à l'affabulation, Pellegrino aurait sans doute fait un meilleur conteur que vulgarisateur. Il s'y essayera à travers quelques romans, en particulier Dust (1998) dans lequel des scientifiques recréent des insectes du mésozoïque pour lutter contre une effroyable conséquence du dérèglement climatique.

 

 

L'écrivain

Retour en 1982, pendant que Pellegrino se bat pour sa thèse, Michael Crichton est au début du gros passage à vide de sa carrière.

Deux ans plus tôt il a publié Congo, une histoire de cité perdue et de gorilles mutants. Comme nombre de ses ouvrages les plus connus Congo est la réinterprétation d'une oeuvre préexistante, en l'occurrence Les mines du roi Salomon de HR Haggard. La méthode de travail de Crichton est bien rodée. Il se considère comme un écrivain passable, à l'inverse d'un Stephen King l'exercice d'écriture ne le passionne pas. Ce qui l'intéresse c'est explorer un domaine, scientifique ou historique et se faire une conviction sur le sujet. Il consacre plusieurs mois à se documenter et enrichir sa bibliographie avant de s'asseoir devant sa machine et rédiger un manuscrit. Ces périodes face à son clavier sont souvent pour lui de courts interludes avant de reprendre des recherches sur un nouveau sujet. Il les rentabilise en quelques semaines en s'appuyant sur une structure narrative éprouvée. Il reprend souvent celle d'un grand classique (Beowulf, Le Monde Perdu de Conan Doyle) ou d'une de ses oeuvres précédentes (Westworld pour Jurassic Park, Jurassic Park pour La Proie) qu'il ancre dans une réalité scientifique (ou historique) à grand renfort de vulgarisation, de figures d'illustration et de bibliographie. 

Mais après Congo Crichton ne publiera pas d'autre oeuvre de fiction avant 1987. Durant cet intervalle il voyage beaucoup d'Afrique en Thaïlande, cherchant à soigner un ennui devenu chronique après avoir atteint les somments en un peu plus de 10 ans de carrière. Mais sur cette même période, un autre projet lui fait office de fil rouge : initiée sous la forme d'un scénario, une histoire de pterodactyle cloné à partir d'un oeuf fossilisé lui trotte dans la tête.

L'intérêt de Crichton pour les fossiles n'est pas nouveau, dans ses cartons sommeille déjà le manuscrit d'un roman historique retraçant la rivalité entre deux célèbres paléontologues à l'époque du Far West. Une histoire un peu faible, écrite 10 ans plus tôt et qu'il a décidé, à juste titre, de ne pas publier. L'histoire du pterodactyle en revanche lui tient à coeur, mais quelque chose ne fonctionne pas dans sa mise en place : comment rendre crédible le postulat de départ ?

Malgré une idée très similaire la méthode vaudoue imaginée quelques années plus tôt par Jacques Tardi dans sa BD Adèle et la bête n'est pas le genre de la maison Crichton. Celle du clonage à partir d'un os, proposée dans le comics Judge Dredd Cursed Earth de 1978, parait plus crédible mais pas encore suffisamment : les os fossilisés ne contiennent pas d'ADN. En revanche de ce comics Crichton réutilisera l'idée d'un parc d'attraction, arguant par la suite que l'industrie du divertissement serait la seule à avoir une bonne raison d'investir dans le clonage de dinosaures.

Il met de côté son scénario et poursuit ses voyages introspectifs. C'est en Thaïlande suite à une mésaventure dans la jungle qu'il trouvera un nouvel élan, l'inspiration puis le succès avec Sphère. Il tirera de cette période une autobiographie partielle dans Travels quelques années plus tard.

 

En 1989 le grand Michael va être papa. Pour décorer la chambre qui accueillera son premier enfant il achète des tonnes de dinosaures, en peluches et autres jouets. Son épouse l'interroge sur cette décoration reptilienne dont ils n'avaient pas discuté au préalable et il n'en faut pas plus à l'auteur pour se lancer dans une exploration de la fascination des enfants pour les dinosaures en recyclant son vieux projet de pterodactyle ressuscité.

Ce nouvel angle d'attaque le mettra une fois de plus en difficulté. En s'efforçant de raconter son histoire à travers les yeux d'un enfant il provoque le désintérêt de ses lecteurs-tests. Il finira par tout récrire avec un point de vue d'adulte, tout en conservant certains éléments représentatif de l'intérêt particulier qu'entretiennent les enfants pour les dinosaures. 

Et cette fois il ira au bout. Se replongeant dans une veille scientifique pour trouver une bonne fois pour toute son MacGuffin, il tombera sur un essai scientifique intitulé Dinosaur Capsule dans la revue Omni qui lui fournit clé en main la solution pour recréer des dinosaures de manière crédible : les moustiques prisonniers dans l'ambre et l'ADN de grenouille pour combler les manques dans les séquences dégradées. L'essai, écrit en 1985 par  Charles Pellegrino, se source sur l'article de George Poinar paru dans Science.

La boucle est bouclée, Poinar et Crichton se rencontreront à l'initiative de l'écrivain qui souhaite confirmer la crédibilité scientifique de tout le processus de recréation de dinosaures. Quelques mois plus tard le livre Jurassic Park sera publié, avec le succès qu'on lui connait. Par la suite, Pellegrino et Poinar se disputeront par procès interposé l'honneur d'avoir formulé le premier l'idée qui fut à l'origine du blockbuster littéraire. Au fil du temps l'un et/ou l'autre seront cités dans les différentes éditions du livre en fonction de l'avancée de la procédure.

Deux événements dans l'histoire ont contribué à réactualiser l'image des dinosaures auprès du grand public. Le premier est les grandes rivalités entre paléontologues de la fin du 19ème siècle relayées comme un feuilleton par les journaux de l'époque.

Le second est la sortie de Jurassic Park.

Pour la génération qui a grandi avec, le livre et son adaptation furent un point d'entrée vers une culture scientifique teintée majoritairement de paléontologie et de génétique, avec une pointe de chaos.

A partir de Jurassic Park les dinosaures sont devenus accessibles, modernes, objets d'étude d'une discipline scientifique devenue aussi attractive que l'astronomie. La hausse du nombre d'étudiants dans les cursus de paléontologie une dizaine d'année après 1993 est un fait documenté (au moins aux Etats-Unis), et les gros lézards patauds et chimériques qui se trainaient dans des marais sur les pages des livres d'histoire naturelle de nos parents sont aujourd'hui oubliés.

A moindre échelle, la notion d'ADN et de clonage et même le concept de chaos nous ont aussi été familiers très tôt par la facilité qu'avait Crichton a les rationnaliser et en tirer l'essentiel suffisant à notre compréhension.

En plus de nous ouvrir à ces domaines, Crichton nous en a aussi enseigné certaines limites et posé des gardes fous nécessaires bien que trop marqués parfois. Car il se distingue de tous ceux qui l'ont inspiré, chercheurs comme écrivains classiques, par un pessimisme chronique à l'encontre des prouesses scientifiques qu'il décrit, témoin d'une seconde moitié de vingtième siècle traumatisée par les dérives de la découverte scientifique la plus poussée qui soit. L'atome.

 

 

Le Crichtonsaurus est un genre d'ankylosaure nommé en l'honneur de l'écrivain d'anticipation Michael Crichton.

 

Sources :

Voyages - Michael Crichton - 1988

https://www.sciencefriday.com/articles/the-paleobiologist-who-inspired-the-science-in-jurassic-park/

https://web.archive.org/web/20110708043756/https://jamescameron.blogspot.com/2010/02/fraud.html

https://charlespellegrino.com/fact-vs-fiction-battle-over-hiroshima/

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Le saviez-vous ?

Avant d'être le quatrième film de la saga, "Jurassic World" était le titre du recueil regroupant les deux romans de Michael Crichton.